Distribution running : pourquoi la crise a déjà commencé (et personne ne s’en rend compte)

Pendant des années, le marché de la distribution running a vécu dans un certain confort. Chacun à sa place, chacun son rôle. Mais depuis quelque temps, les lignes bougent. Des pure players digitaux investissent le terrain physique. Les marques réduisent leur stock chez les distributeurs et vendent de plus en plus en direct. Les distributeurs généralistes tentent une mue vers l’expertise. Et à l’horizon, l’intelligence artificielle, capable de recommander et de capter l’attention mieux que n’importe quel vendeur.

Alors, le secteur de la distribution running est-il à l’aube d’un choc majeur ? Décryptage d’une guerre souterraine, que personne n’avait vue venir.

L’ÉPOQUE BÉNIE DES EXPERTS DU RUNNING

Nous sommes en 2012. L’âge d’or des magasins spécialisés bat son plein. Endurance Shop, Boutique Marathon, Running Conseil… Ces enseignes font figure de référence pour tous ceux qui veulent courir sérieusement. L’expertise se vit en boutique, entre deux échanges amicaux et une foulée décortiquée sur tapis de course. C’est le règne du conseil personnalisé, du contact humain et de la passion du produit.

Mais cette expertise locale, artisanale, n’a pas vu venir la vague du digital. Ou plutôt, elle n’a pas voulu y croire. Les boutiques misaient sur la fidélité des clients, sur l’angoisse d’acheter sans essayer et sur ce lien humain que rien ne semblait pouvoir remplacer. Mais dans l’ombre, d’autres poussaient leurs pions. Plus agiles. Plus rapides. Mieux référencés.

Les indépendants pensaient que leur expertise les protégeait. En réalité, elle les a isolés. Oui, c’était un avantage. Mais comme tout avantage, elle pouvait être contournée, dépassée, rendue obsolète.

LES PURE PLAYERS : LA GRANDE ÉCHAPPÉE

Le grand malentendu des boutiques spécialisées fut de penser que l’essai en magasin resterait un passage obligé. Or, dans la réalité, une fois le bon modèle identifié, le coureur n’a plus besoin de conseils. Il achète. Et réachète, parfois même en plusieurs exemplaires.

A cette époque, les vendeurs spécialisés regardaient les pure players comme une anecdote. Un “truc pour les geeks”. Mais ce que beaucoup ont pris pour une vague passagère était en fait un changement de paradigme.

i-Run ou Alltricks, n’ont pas inventé une nouvelle manière de vendre. Ils ont juste observé les habitudes réelles des coureurs, puis ont construit un modèle qui s’y collait parfaitement. Pas en révolutionnant le marché, mais en rendant simple ce que d'autres compliquaient. Leurs promesses étaient limpides : du stock, des promos, de la livraison rapide et des retours faciles. Une exécution propre. Une mécanique bien huilée et une obsession de la logistique.

i-Run n’a pas volé ses parts de marché. On les lui a laissées. À force de refuser d'évoluer, les enseignes physiques ont figé leur modèle, jusqu’à devenir rigides.

UNE NOUVELLE VAGUE DÉFERLE

C’est bien connu, les places fortes ne le restent jamais longtemps sans être attaquées. Aujourd’hui, i-Run n’a plus face à lui un réseau de franchisés qui tentent de s’organiser face à l'essor du digital. Ses concurrents s’appellent désormais Top4Running, Deporvillage, SportsShoes ou encore Zalando. Des plateformes internationales, surarmées, agiles, financées, et obsédées par les parts de marché.

Résultat : le modèle d’i-Run — pionnier du e-commerce Running français — se retrouve attaqué sur son propre terrain. La fidélité de ses clients est fragilisée, les marges s’effritent, les alliances se rompent et la bataille pour capter l’attention devient chaque jour plus coûteuse. En quelques années, le paysage concurrentiel s’est transformé. Il ne s’agit plus de vendre des chaussures. Il s’agit de tenir dans une économie d’échelle où l’acquisition d’un client coûte parfois plus cher que sa première commande.

Et le danger est partout. Zalando renforce son segment “Sport” en capitalisant sur sa base client massive et un marketing puissant. Amazon, longtemps en retrait, applique sa méthode classique autour de ses verticales running : entrer discrètement, investir dans la donnée, améliorer l’expérience utilisateur, puis élargir son emprise. Là où les distributeurs traditionnels misent encore sur Google, Amazon prépare l’après : la recommandation conversationnelle via l’IA. Enfin, Running Warehouse, leader américain, observe l’Europe avec intérêt et gourmandise.

Ces outsiders ont les moyens, la technologie, et la puissance logistique pour bousculer l’ordre établi.

Le Come-Back du physique

Face à cette nouvelle donne, même les pure players historiques doivent aussi évoluer. Et c’est là que le paradoxe surgit : ils investissent massivement dans le physique. Ces dernières années, i-Run et Alltricks ont ouvert plusieurs boutiques en propre. Une stratégie qui peut surprendre, mais qui répond à une logique précise : reprendre pied sur le terrain. Offrir une extension naturelle au parcours digital. Transformer la boutique en un point de contact, d’expérience, parfois même un centre logistique pour les retraits et les retours. Car à mesure que l’acquisition digitale devient plus coûteuse, le magasin redevient un levier.

Mais cette hybridation n’est pas sans risques. Passer d’un modèle e-commerce pur à un modèle retail exige des compétences nouvelles, des investissements lourds, et une capacité d’exécution sans faille. Certaines boutiques sont rentables, d’autres beaucoup moins. Le maillage national reste partiel. Et pour des structures historiquement digitales, gérer des équipes terrain, des baux commerciaux, des stocks locaux… c’est un tout autre métier.

DIRECT-TO-CONSUMER OU LA STRATÉGIE DE LA GRENOUILLE

Pour autant, l’une des plus grosses menaces pour les distributeurs ne vient pas de leurs concurrents… mais de leurs propres fournisseurs. Depuis quelques années, les grandes marques du running ne se contentent plus de fournir les distributeurs. Elles les concurrencent. HOKA, Nike, Salomon, On… toutes accélèrent leur stratégie D2C (Direct-to-Consumer). Objectif : marge, data, contrôle.

La recette est connue. Moins d’intermédiaires, donc plus de rentabilité. Moins de dilution, donc plus de maîtrise sur l’image. Et surtout : accès direct aux données comportementales des clients. En clair, ne plus vendre un produit. Vendre une expérience.

Dans cette optique, Nike a tenté la rupture brutale. En coupant d’un coup ses plus gros distributeurs, la marque pensait imposer son nouveau modèle. Mais le réveil a été brutal : pertes de parts de marché, tensions dans le retail, grogne chez les consommateurs.

Leçon apprise : le démantèlement des distributeurs doit être progressif. Invisible, indolore et irréversible.

ON, par exemple, a compris le tempo. La marque suisse progresse chaque trimestre sur son canal propriétaire. Site ultra-efficace, image léchée, storytelling premium. Résultat ? Elle vient de générer 38 % de ses revenus en vente directe au premier trimestre 2025.

Site Internet On

LE RÉVEIL DES GÉANTS

Piqués au vif par l’offensive des pure players sur le terrain physique, les géants de la distribution — longtemps endormis sur leurs acquis — amorcent leur mue.

Decathlon, Intersport, Sport 2000 : ceux qu’on disait dépassés par la vague digitale reviennent dans l’arène avec une ambition claire : reprendre la main sur le running.

Et les signaux ne trompent pas. À Bordeaux, Decathlon a ouvert sa première boutique 100 % running. Un magasin-concept pensé pour les coureurs, avec un univers produit resserré, une équipe formée et un merchandising digne des grandes enseignes spécialisées. Plus qu’un test, c’est un signal fort envoyé au marché.

Même dynamique chez Intersport et Sport 2000 : campagnes de communication plus affûtées, marketing d'influence, collaboration étroite avec des médias spécialisés, refonte des espaces, montée en gamme des produits et formation des vendeurs.

Jusqu’ici, ces géants avaient laissé filer la discipline. Trop technique, pas assez rentable, pas dans leur ADN. Mais les chiffres parlent. Le running reste l’un des rares segments en croissance continue. Et face à l’essor des marques et des pure players, ils ont compris : pour exister, il faut redevenir crédible.

Est-ce trop tard ? Peut-être pas.

Ces mastodontes ont l’infrastructure, la surface commerciale, et des budgets marketing qui feraient pâlir bien des marques. S’ils parviennent à combiner cela avec une vraie spécialisation terrain, ils pourraient bien revenir dans la course beaucoup plus vite qu’on ne le pense.

Nouveau magasin de sport Decathlon Decathlon Running Bordeaux

ATTACHEZ VOTRE CEINTURE, TURBULENCES EN APPROCHE.

Pendant des années, la distribution running a connu un âge d’or. Chacun à sa place, chacun son rôle. Les indépendants misaient sur l’expertise, les pure players sur la logistique, les géants sur leur masse critique. Un équilibre imparfait, mais stable.

Mais cette époque touche à sa fin.

Les lignes bougent et l’IA, encore en périphérie, s’apprête à redessiner la relation client, la personnalisation, et l’acte d’achat lui-même.

D’ici 2030, la carte de la distribution running sera entièrement rebattue. Certaines enseignes s’adapteront. D’autres tomberont. Mais une chose est sûre : ce qui a permis de gagner hier ne garantit plus de rester dans la course demain.

Et dans cette nouvelle course, il ne s’agit plus d’être le plus gros. Il faut être le plus lucide. Le plus humble. Le plus agile. Et surtout : être capable de changer avant d’y être contraint.



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